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Ce texte fait partie de la trilogie "La vie au HLM" |
- "C'est vous, Monsieur Untel?" Oui, c'est bien lui. Il regarde tous ces policiers qui s'affairent dans son deux-pièces. Il y en a qui prennent des photos, d'autres qui notent leurs remarques sur des petits carnets. Ils lui jettent de temps en temps des regards chargés de suspiscion. Jean Untel observe cette scène avec détachement. Il baille. Il a faim. Ses yeux tombent tout à coup sur sa femme. Avachie dans un fauteuil, elle pleure en reniflant. Il s'approche d'elle lentement: -"Tu ne perds rien pour attendre, toi! Tu vas voir ce que tu vas prendre quand ils seront partis!" Elle ne lève même pas la tête vers lui, et continue de souffler dans son mouchoir en papier. C'est elle qui les a appelés. C'est elle qui a couru chez le voisin pour téléphoner à la police. Maintenant, tout l'immeuble va être au courant! En plus, Jean va manquer le rendez-vous qu'il avait eu tant de mal à obtenir. Il devait rencontrer Jo à cinq heures, il n'y sera jamais à temps. Il ne l'aura pas, ce boulot! Et c'est de sa faute, à elle, et à ce gosse de malheur! C'est bien à cause d'eux qu'il n'arrive pas à retrouver du travail depuis quatre ans. A chaque fois qu'il est décidé à sortir pour aller à l'ANPE, il faut qu'ils se mettent en travers de sa route, lui avec ses caprices, et elle avec ses recommandations et son panier à provisions. - "Vous avez frappé l'enfant?" Quelle question? Bien sûr, il lui a même flanqué une bonne correction. Ce gosse, il ne comprend que ça. Vous essayez de lui expliquer gentiment, rien à faire, une vraie tête de mule! Comme sa mère! Il pourrait la montrer du doigt, la secouer par une épaule et ils seraient tous d'accord avec lui. Ce môme, il est insupportable! Toujours à casser ses jouets. Tenez, même le sabre qu'il lui a acheté hier. Bon, c'était du plastique à dix balles, mais il n'a de goût pour rien. En plus, il pleure et hurle dès que sa mère sort sans lui. Jean Untel ne comprend pas son fils. Il le touche à peine et ce gamin saigne du nez. La semaine dernière, il lui a cassé le poignet avec un coup de pied qui n'aurait même pas fait pleurer le petit Philippe, le fils de sa soeur. Ah, Philippe, ça, c'est un vrai petit homme! Les parents de Jean le battaient souvent, surtout sa mère. Mais, à trente ans, il réalise que ces coups ont fait de lui un dur, et puis cela ne l'a pas rendu bossu! Qui a jamais fait autant d'histoire pour une bonne raclée! - "Vous ne l'appelez jamais par son nom... Daniel, je crois?" Daniel! C'est sa femme qui a choisi ce prénom. Sûrement à cause d'un ex. Ou en souvenir de l'un de ses amants. Elle le trompe, elle l'a toujours trompé! Mais lui, Jean Untel, voilà longtemps qu'il a compris! Chaque jour, elle allait faire le marché. Il lui fallait plus d'une demie-heure pour ramener trois légumes et un morceau de viande. Avant hier, il l'a surprise à faire des messes basses avec la portugaise du huitième. De toute façon, elle lui a tout avoué. Il a quand même dû la dérouiller un peu pour qu'elle se décide à lui dire qu'il avait raison. Alors depuis, le marché, c'est terminé. Et les sauteries, elle peut faire une croix dessus! Si jamais il met la main sur ce salaud! - " Et avec votre voisin, que s'est-il passé?" Ah, celui-là! Encore un qui couche avec. Ah, la garce! Oui, il est venu, pour lui dire de se calmer. Ce gringalet! Avoir le culot de venir chez lui pour lui donner des leçons. Il l'a jeté dehors, et en beauté! - "Monsieur Untel, c'est un drôle de nom!" Quelqu'un a chuchoté, mais il l'a bien entendu. A l'école, on le surnommait "Monsieur Tout le Monde". Ses parents l'ont appelé Jean. Jean Untel, personne, quoi! On s'est souvent moqué de lui. Mais il a su se faire une réputation. Et aujourd'hui, il n'y a pas un seul type, "chez Gégé" ou "chez P'tit Louis" ou même "Au bon coin" qui oserait se ficher de lui. Cela ne fait aucun doute, Jean Untel est devenu quelqu'un. - "Vous avez bu?" Encore des questions! Mais cela ne va donc jamais s'arrêter? Il a bu? Oui, pour sûr. On n'a plus le droit de boire un petit verre de temps en temps? Ce matin, il n'a presque rien bu. Et à midi, non plus, parce que sa femme avait oublié de lui dire qu'il fallait du vin, pourtant, il l'avait prévenue, mais elle ne fait attention à rien! Alors il a été obligé de descendre au café, chez Adèle. Martin, le chauffeur de taxi était là, avec deux nanas, des clientes... bien roulées. Ils ont fait une belote. Ils ont gagné, et puis ils sont passés dans la pièce de derrière avec les filles. Elles en redemandaient, ces deux là, pas comme sa femme, tout juste bonne à faire la cuisine, et encore, il ne faut pas être exigeant. Quant au ménage, n'en parlons pas! Depuis quatre ans, depuis qu'il a perdu son boulot et qu'ils sont venus habiter dans la cité, il doit la prendre de force, dans la cuisine, le plus souvent, parce qu'au début, elle se débattait, elle pleurait et il avait peur de réveiller le gosse. Cela fait un bon moment qu'elle a compris, en tant que mari, il a ses droits sur elle. Mais il continue comme avant, il a pris goût à ces assaults rapides et violents où elle le laisse faire ce qu'il veut de son corps. Il a le sentiment de la punir et se rassure en pensant qu'elle le mérite bien. Ce manque de désir de la part de sa femme, c'est bien là la preuve qu'elle est satisfaite par un autre. Parce que lui, les femmes, il les connait! Elles aiment ça, elles n'en ont jamais assez! Y a qu'à voir la petite d'Adèle, la Luce. Dès qu'elle le voit entrer dans le café, elle déboutonne un peu sa blouse. Il y a trois jours, c'est elle qui lui a sauté dessus dans la pièce de derrière. Lui, il voulait juste la peloter un peu, parce qu'elle n'a que quinze ans. Depuis, ils ont bien dû faire ça une douzaine de fois, ça c'est une femme! Mais la sienne, ah, la garce! Il leur expliquerait bien tout ça, aux policiers, mais pas avec celle-là qui pleurniche, il faudrait la faire taire. Il préfère ne rien dire, ils vont bien finir par partir. Ils ne tireront rien de lui! Ah, le chômage, c'est pas facile! Avant, c'était pas comme ça. Ils avaient une petite maison, en banlieue, au lieu de ce deux-pièces crasseux. Tous les soirs, en rentrant, Jean trouvait sa femme souriante. Le môme, lui, il était déjà couché, la plupart du temps, puisqu'il revenait tard. Elle lui avait préparé à manger. Elle s'était lavée, parfumée. Après le repas, souvent, il avait envie d'elle. Il ne lui disait rien, mais il savait se faire comrendre avec les yeux, et elle le suivait dans leur chambre. Le matin, quand il se levait, elle avait préparé son petit-déjeuner, ses bleus de travail, ses chaussures et sa serviette de toilette, et elle s'était recouchée. Il partait en faisant bien attention de ne pas faire de bruit. Et la même journée qu'hier recommençait. Oui, ils étaient sans doute heureux à cette époque. C'était quand déjà? Il se tourne vers sa femme. Elle le regarde curieusement. Peut-être qu'elle se rappelle aussi le passé. Peut-être que s'il retrouvait un boulot... Peut-être que... Il cherche son fils des yeux. Où ce cache-t-il? Une civière repose dans un coin de la pièce, Daniel est allongé dessus. Il y a des blouses blanches un peu partout. Il ne les avait pas remarquées avant. On rabat une couverture sur le visage de Daniel. Jean sort enfin de son mutisme en voyant cette forme immobile sur le brancard. - "Mais qu'est-ce que vous faites? Sortez-le de là! Il ne va pas pouvoir respirer! Daniel! Daniel! Mon fils!" Les deux policiers qui s'étaient tenus à ses côtés, surpris de cette intervention soudaine, sursautent. Sans un mot, ils passent les menottes au poignets du père meurtrier avant de le pousser vers la porte. - "Anna! Anna!" crie Jean Untel. Son cri résonne dans la cage de béton. Au-dessus, Luce, la fille d'Adèle, sort sur le palier. Elle ne porte qu'un T-shirt. - "Rentre, mais rentre donc! J'ai pas encore fini, moi!" Un garçon nu apparaît et, agrippant le T-shirt de la fille, la tire vers l'intérieur. - "Viens, j'ai encore envie!" Elle le rejoint en sautillant et ferme la porte du pied avec un éclat de rire. FIN |