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Rated: E · Short Story · Experience · #981701
Un groupe d'etudiants idealistes se rend a Sarajevo pour aider la paix.
Monsieur Baudine se laisse tomber lourdement dans son fauteuil
préféré. Avant de décacheter la lettre, il jette un regard agressif vers la première page du Sud Ouest qu'il a posé sur un coin de la table.

" 'Les enfants des Autres' groupe pacifiste dirigé par deux étudiants bordelais Hélène Baudine et Benoît Paoletti, ont été pris pour cible..."

" Cher Papa, chère Nathalie,


Voilà trois jours que je suis allongée sur ce lit d'hôpital,et que je répète la première phrase que je vais dire.
Pourtant, malgrè tous ces essais silencieux, aucun son ne sort de ma bouche. Parfois, une envie déchirante de hurler ma détresse monte en moi et se brise sur l'écueil de ma faiblesse. Je suis en apparence calme, passive, reposée, mais, intérieurement, je boue, je suis en feu, un brasier qui me consumme.
C'est parce que j'ai peur de la mort que je vous écris, pour vous
parler de la destruction de mon âme, de ce qui a sali à jamais mes yeux. Saurais-je trouver les mots qui, sans vous décevoir, sans vous communiquer mon désespoir, pourraient vous faire comprendre l'horreur que je vis?

Lorsque je vous ai quittés, il y a une semaine, j'étais telle que vous m'avez toujours connue, telle que vous m'avez faite: gaie, enthousiaste, libre, convaincue de ma cause... heureuse. Nous avons voyagé deux jours en autobus. Nous avons campé, on auraitdit une colonie de vancances, ou un groupe de scouts... On a chanté, on a dansé. Il y avait quelque chose qui passait entre nous, c'était merveilleux, un mélange du savoir de notre sacrifice, bien que l'on ait jamais crû qu'il faudrait vraiment donner notre vie, et un peu de la certitude d'accomplir notre devoir, le sentiment que l'on retrouve lorsque quelqu'un nous appelle au secours et que l'on arrive à temps pour l'aider.
J'aurais même eu une bonne nouvelle à vous annoncer, à notre retour: Benoît et moi, ça y est, ou plutôt, ça y était. L'approche du danger nous a finallement forcés à éliminer les barrières que l'amitié avait dressées entre nous. Pendant toute une nuit, nous nous sommes parlés de cet amour, vieux de vingt ans, mais qui était si nouveau, si beau, parce que, justement, on n'en avait jamais parlé. "

Monsieur Baudine pose la feuille sur ses genoux et ferme un instant ses yeux mouillés. En pensée, il revoit les visages d'hommes et de femmes de l'âge de sa fille, mais il se les rappelle enfants, quinze, vingt ans plus tôt... Une ribambelle bruyante qui circulait d'une maison à l'autre.

Et puis, Benoît Paoletti... Il revoyait un petit garçon à lunettes. Ils avaient grandi, ils avaient étudié, ils avaient trouvé du travail, s'étaient mariés et, finallement, ils s'étaient réunis pour former 'les enfants des autres', leurs destinées étaient liées,la vie est extraordinaire!

" C'était merveilleux, croyez-moi! C'était plus beau que le plus
fabuleux des rèves... Maintenant, Benoît est là, quelque part dans cet hôpital, avec tous mes amis, sous un drap blanc. Je l'ai vu passer pendant que l'on me préparait pour l'opération. Il avait les yeux ouverts et j'ai crû qu'il me regardait. Et puis j'ai compris. On lui avait enlevé ses vêtements, pourquoi est-ce qu'il font ça ? Il y avait du sang sur son torse, un drap le recouvrait jusqu'à la taille, mais ses pieds dépassaient, de pauvres petits pieds presque bleus.

Est-ce qu'il a souffert ? Est-ce qu'il est mort sur le coup ? Je n'en sais rien ! Je ne sais même pas comment il est mort, je n'ai même pas vu qu'il était mort, je ne l'ai même pas senti, même quand ses yeux
glacés me fixaient.

J'ai honte de l'avouer, mais j'ai eu peur que les infirmiers ne laissent son cadavre à côté‚ de moi. Plus je m'attardais à le regarder et moins je parvenais à me convaincre que ce corps ensanglanté‚ avait été un jour, hier, notre Benoît. Est-ce que c'est mal ? Est-ce qu'on s'habitue à voir ceux qu'on aime mourir sans rien perdre de l'attachement que l'on avait pour eux ?"


On frappe au carreau. La soeur de Monsieur Baudine lui fait signe
de venir. Il se lève à demi et voit, par l'entrebaillement de la porte, le cortège composé des corbillards et des voitures des familles venues accompagner leurs enfants pour un dernier voyage.

Il se lève, les épaules voutées et s'essuie les yeux. Il n'a pas manqué de remarquer que la voiture qui transporte le corps de sa fille est en tête du cortège, couverte de fleurs et entourée de petites filles du village toutes vêtues de blanc.

Monsieur Baudine n'a jamais été démonstratif, jusqu'à aujourd'hui. Il a toutefois le sentiment que les gens le comprennent, et qu'on lui pardonne ce manque d'effusions qu'il juge trop sentimentales. Mais, après avoir lu la lettre d'Hélène, après avoir compris qu'il n'y avait pas de seconde chance, après avoir admis qu'il ne verrait plus le sourire de sa fille, ni l'éclat de ses yeux verts, il en ressent la
frustration, plus jamais il ne pourrait la serrer dans ses bras, comme il avait oublié de le faire depuis des années, depuis que ses filles avaient grandi. Sa femme était morte lorsque ses filles avaient six et deux ans. Monsieur Baudine n'avait jamais su quelles marques d'amour il pouvait donner à une petite fille, alors, il s'était abstenu.

Aujourd'hui, subitement, il sait, à cause de ce qu'il aurait voulu faire: s'accrocher à elle, pleurer contre sa joue, sans honte, sans retenue... Et tous ces enfants, les embrasser, les toucher... Il ne l'avait pas fait lors de leur départ, il l'aurait voulu, mais il était fort, et il voulait le paraître encore plus avant de laisser son enfant partir vers la guerre pour ce qu'elle croyait indispensable.

Il sort sur la terrasse. Son coeur se serre devant tous ces cercueils qu'il aperçoit à travers les vitres teintées, quatorze boîtes qui contiennent quatorze de leurs petits.

Madame Paoletti s'approche lentement, accompagnée du plus jeune
de ses fils, Arnaud. Elle s'arrête devant lui. Elle tente de lui
sourire, mais il y a trop de larmes dans ses yeux. Elle lève une main qu'elle pose sur la poitrine de Monsieur Baudine dans un geste amical qui le trouble.

- " Qu'est-ce qui pourrait faire qu'il ne soient pas morts pour
rien ? " demande-t-elle d'une voix titubante.

- "Hélas, Martha, hélas, la guerre ne s'est pas arrêtée pour eux... Les hommes veulent se détruire. " Il baisse la tête.

- " Tu te les rappelles, nos petiots, comme ils s'aimaient, Jacques, tu te les rappelles, dis ? "

Les larmes roulent sur ses joues. Monsieur Baudine l'attire dans ses bras et pleure avec elle jusqu'à ce que sa fille cadette, Nathalie, vienne se placer à côté de lui. Il sent sa main sur son épaule, aussi légère qu'une plume. Il se tourne vers elle, ses yeux verts brillent au soleil, et elle lui sourit. Il passe un bras autour des épaules de Martha et l'entraine vers les autres.

Dans la petite église, où les enfants martyrs ont été déposés, leurs familles s'installent côte à côte, dévastées par la même incrédulité: Non, cela ne pouvait pas être leur gosse, si calme, si silencieux!

A la fin de la messe, Jacques Baudine prend sur lui pour aller se
placer au milieu de l'autel.

- " Ce matin, j'ai reçu une lettre d'Hélène... " commence-t-il en se raclant la gorge " Et je dois vous avouer que pendant un moment, j'ai souhaité qu'il y ait eu une erreur, et que ce soit quelqu'un d'autre que l'on ait allongé dans cette boîte... Oui, j'ai souhaité que d'autres souffrent à ma place ce que je souffre aujourd'hui, la peine que vous connaissez tous depuis plusieurs jours. Mais... cette lettre a été écrite deux jours avant l'hémorragie qui a été‚ fatale à ma fille."

Il sort la lettre de son enveloppe jaune et froissée et se racle à nouveau la gorge, plus à cause du trac que pour s'assurer une voix claire.

- " Nos petits, nos enfants, quatorze d'entre eux, sont partis à
Sarajevo pour se placer entre les anciens frères, aujourd'hui
ennemis... Ils voulaient montrer au monde qu'il suffit de s'investir pour une cause, qu'il suffit de montrer que l'on est capable de se regrouper pour sauver ces gens pour que la guerre paraisse tout à coup absurde à ceux qui la pratique. Ils étaient tellement persuadés qu'ils réussiraient et qu'en les voyant, les combattants déposeraient les armes, convaincus de l'inutilité de ce massacre... "

Il marque une pause pendant laquelle il regarde tour à tour les
parents serrés sur ces mêmes bancs où ils avaient fait leur communion, en d'autres temps. Il les connaissait tous, ils avaient pour ainsi dire grandi ensemble comme leurs enfants l'avaient fait. Aujourd'hui, Saint Félix ne résonne plus des cris de ces enfants, le village est presque un désert, avec ces quatorze cercueils révoltants, qui hypnotisent les regards.

- " Ils n'ont pas réussi! La guerre a prouvé sa folie, si besoin
en était. Les enfants des autres sont tous morts, désarmés... innocents. Peut-être certains d'entre vous en veulent-ils à Hélène ou à Benoît pour avoir entrainé vos enfants... "

Une rumeur de désapprobation court dans l'église, dans le malheur, tout le monde se serre les coudes, mais Monsieur Baudine sait que les jours de réflexion viendront, avec leur lot de reproches et d'accusations.

- " Ils ont tort! Nos petits sont les seuls, étaient les seuls maîtres de leur destinée. Ils avaient tous ensemble décidé qu'ils se devaient de donner un sens à leurs vies, et ils ont eu raison d'agir en suivant leurs coeurs. Rien de ce que nous aurions pu dire n'aurait pu changer quoi que ce soit. Rendons leur cette justice, s'ils sont morts, c'est de la faute de ceux qui, aveuglés par leur haine, n'ont pu s'empêcher de nous les massacrer. "

Il regarde soudain vers le sol.

- " Saloperie de guerre! "ajoute-t-il d'une voix lasse. Il sort un mouchoir mais le garde serré dans le creux de sa main.

- " Je vais vous lire la deuxième partie de la lettre d'Hélène,
car elle résume très certainement ce que vos fils et vos filles
auraient pu vous écrire.

" Ce que j'ai vécu est tellement horrible que je ne peux plus parler, je ne veux plus parler! Maintenant que je l'ai écrit, je le sais, je ne parlerai plus, je n'écrirai plus, je ne serai plus qu'un corps, je ne veux plus cautionner les hommes, ils nous ont trahis, ils nous ont assassinés. Je pleure, je pleure ma liberté perdue, on a volé ma vie. Je ne pleure même plus mes amis, ni Benoît, je suis en-dessous de tout cela. Je sais que l'on ne peut plus cacher la honte de la race humaine derrière des actions héroique...

Il est trop tard! Papa, viens me chercher et enferme-moi dans ta maison, dans ton coeur, c'est fini pour moi!


Ta fille qui t'adore, ta soeur qui t'aime tendrement. Hélène. "

Des sanglots retentissent dans le silence qui suit ses paroles.

Ils se dirigent vers le petit cimetière qui ne va pas tarder à déborder de fleurs. On descend les cercueils, on jette les pelletées de terre, des roses, des oeillets multicolores, des larmes, et on laisse dormir les enfants des autres, Marc, Philippe, Pauline, Christophe, Anne, Steffie, Cynthia, Serge, Isabelle, Hélène et Benoît, que l'on ose plus séparer, Eric, Max et le petit Philippe Rossi.

Leur mort a été inutile, leur sacrifice n'a servi à rien.

Le soleil de printemps les accompagne tout au long de la cérémonie. On a décidé de se retrouver au café pour boire un verre en souvenir des "chers disparus", mais Monsieur Baudine a plutôt envie de rentrer chez lui et de s'enfermer, seul avec sa déchirure, avec la tristesse d'Hélène et ses mots humides sur le papier jauni. Mais alors que Martha l'entraine sans un mot, il voit qu'Arnaud a saisi la main de Nathalie et il en est ému. Il va bien s'occuper d'elle, il va la couver de cet amour qu'il n'a pas su montrer, qu'il n'a pas bien donné. Elle est le seul trésor qui lui reste, la seule pour qui sa vie a encore un sens.

Il regarde au loin dans la vallée que la douceur de midi commence à caresser. Il fallait aller à la vigne voir les dégats causés par la pluie des derniers jours, il fallait profiter du soleil s'il dure pour refaire le toît du poulailler et il fallait s'habituer à vivre sans Hélène, sans son sourire, sans ses conseils tétus, sans son regard vert...


... Fin.

(en doux souvenir de mon arrière grand-père, Charles Pomier, l'un des "enfants des autres")
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